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ANSELM KIEFER

 

I Repères biographiques (« L’impératif iconographique des Allemands », Werner Spies)

 

Anselm Kiefer, né en mars 1945, est probablement l’artiste allemand d’après-guerre le plus connu, vendu, exporté, mais également l’un des plus controversés, voire contestés. Ce n’est pas la seule raison pour laquelle on parle de lui – il y a surtout l’homme, doté d’une culture immense, son œuvre, extrême et extraordinaire à la fois, ainsi que ses inspirations littéraires particulièrement riches qui nous interpellent, nous perturbent et qui exigent constamment une démarche intellectuelle de notre part.

 

A côté de Georg Baselitz, Kiefer fit scandale à la Biennale de Venise en 1980, après avoir été choisi pour représenter l’Allemagne et les « Nouveaux Fauves » (le néo-expressionisme). Le public avait certes été confronté à certaines formes de radicalité artistique après la Deuxième Guerre Mondiale –à travers l’actionnisme autrichien, pour n’en citer qu’une- mais les sujets ambigus de Kiefer, regroupés sous le titre « Verbrennen, Verholzen, Versenken, Versanden » (« Brûler, Carboniser, Couler, Ensabler ») laissèrent plus d’un spectateur –et critique d’art- sans voix : photos-collages de batailles menées par les Nazis, clichés et peintures de Kiefer lui-même, faisant le salut hitlérien (les « Besetzungen »/ « Occupations »), une peinture « historique », remettant la mythologie germanique –et des hauts-lieux de l’architecture nazie, revisités par ses soins- au goût du jour. Prenant son travail sur l’histoire et sur l’héritage culturel de l’Allemagne au premier degré, les cris d’orfraie des critiques ne se firent pas attendre : par ses détracteurs, l’artiste fut vite estampillé réactionnaire, fasciste, imprégné d’une germanité exacerbée.

Werner Spies, éminent historien et critique d’art allemand, nous explique qu’il s’agissait pour  cette génération d’artistes  de réintroduire à la fois une (certaine) figuration ainsi que l’expressionnisme dans le paysage pictural de l’Allemagne, puisque les deux versants avaient été interdits par les Nazis (d’autres artistes comme Beuys –professeur de Kiefer- et Immendorf l’ont fait à leur manière).       

Nous avons donc affaire à toute une série d’artistes allemands qui ne veulent pas renoncer à des contenus, des sujets, contrairement aux artistes américains qui avaient, à l’époque une forte tendance à éluder l’histoire, plus intéressés par la société de consommation, le pop-art, l’expressionnisme abstrait,  (ex. de Pollock ou Rothko avec son « colourfield painting » voulant inciter à la « méditation ») et moins enclins à réfléchir sur le désastre de la guerre (ils n’avaient forcément pas le même rapport au chaos laissé en Europe) – leur credo était de renoncer au passé au nom de la sacro-sainte « créativité ».

Il semble alors plus logique de rapprocher Kiefer des grands peintres allemands après la Première Guerre Mondiale –Dix, Beckmann, Grosz, Max Ernst- pour qui la destruction, la mutilation, l’horreur furent au centre de leur œuvre et dont les techniques (le collage p.ex.) ainsi que les matériaux utilisés (terre, papier, métal) préfigurent déjà ceux que Kiefer affectionne.

 

 

 

Pour caractériser cette période de la création allemande, Werner Spies utilise le terme de « l’impératif iconographique », cette confrontation radicale avec l’histoire, ce travail acharné sur le passé. Lors de ses études, Joseph Beuysr, regrettant le caractère « momifié » de l’art exposé dans les musées, dit à son élève Kiefer que tout avait déjà été fait (ce que Thomas Bernhard allait dire à propos de la littérature « Alles ist nachgeschrieben. 

 

A l’occasion de la remise du Prix de la Paix des Libraires Allemands –prix décerné le plus souvent à des intellectuels et écrivains, comme p.ex. en 2009 à Claudio Magris, germaniste italien- Kiefer fit écho au discours laudateur de Werner Spies : « Les plaies n’ont pas été pansées, mais on les a honteusement cachées. On a dissimulé non seulement les bâtiments, mais tout ce que les nazis avaient touché. Après la Guerre, tout intérêt pour la mythologie tombait d’emblée sous le coup du soupçon : on voyait clairement comme il était dangereux que la politique utilise les mythes, en fasse mauvais usage, les interprète comme des préceptes d’action et de légitimation. Mais n’est-il pas encore plus dangereux de faire pour ainsi dire sombrer les mythes dans l’inconscient collectif, plutôt que de continuer à les travailler – au vu de tous ? »

Ce qui irrite le spectateur, ce sont les contenus de ses toiles –surtout à ses débuts- que Kiefer ne veut pourtant pas glorifier, mais comprendre, pour les transformer en quelque sorte en « un théâtre de la mémoire » ainsi que le foisonnement des matériaux utilisés, donnant à ses toiles un aspect parfois « crasseux », pour que le spectateur ait littéralement « le nez dedans » (les « Materialbilder »).

Tout cela, il ne le considère néanmoins pas comme un travail « pédagogique », didactique, mais comme un examen de l’histoire comme « matière vivante», à l’instar de la couleur, du paysage, de l’idée. Kiefer rejette la façon dont les historiens dissèquent l’histoire, l’enveloppent, en quelque sorte, dans de gros livres (le livre –surtout de plomb d’ailleurs- reviendra en permanence dans son œuvre) – il la considère comme une « expérience personnelle » (« Ma biographie est celle de l’Allemagne ») ; pour lui, l’histoire n’est pas faite de chapitres qui se suivent, il insiste sur la notion de simultanéité d’événements historiques (ses champs de « ruines » évoquant l’éternel retour de la destruction).         

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

II Chronologie

Il est très difficile de parler de chronologie dans l’œuvre de Kiefer, puisqu’il revient constamment sur ses thèmes, garde des références, même si l’on peut parler d’une première période plus « figurative », consacrée à la mémoire allemande et une deuxième, « conceptuelle », à travers laquelle il atteindra l’universalité. La première sera d’ailleurs marquée par la métaphore de la palette –que l’on retrouvera sous toutes les formes, peinte, sculptée, « ailée », « barbelée »- tandis que la seconde évoluera sous le signe du livre –« plombé », fermé, parfois ouvert, même déchiré….. mais il n’est jamais évident de faire un repérage exact, car ses « obsessions » ressurgissent régulièrement, comme des motifs récurrents dans un roman-fleuve.

 

Première période

-         les « Besetzungen » (occupations) : la mémoire, l’implication « personnelle » à travers des photos (qu’il couvre parfois de peinture ou de matériaux), prises aux quatre coins de l’Europe avec l’artiste faisant le salut hitlérien, au bord de l’océan, dans la forêt, à la montagne (allusion à Caspar David Friedrich) ; également des auto-portraits, avec la même mise en scène, l’artiste « statufié » qui provoque chez le spectateur refus et/ou attirance par rapport au tabou (l’ambiguïté de toute son œuvre est déjà présente ici) ; à l’époque, il se justifie –si besoin est- en expliquant qu’il fallait se mettre dans la peau d’un fasciste afin de pouvoir comprendre (n’oublions pas qu’en allemand, « Besetzung » signifie également « distribution » des rôles au théâtre)

-         des peintures, ou plutôt des « scénographies » de monuments, rongés, abîmés, en ruine (le thème surgit déjà), détruits par la guerre (souvenirs d’enfance du petit Anselm jouant entre les maisons détruites par les bombardements) ou bien des haut-lieux de l’architecture nazie ((la cour de la Chancellerie du Reich d’Albert Speer, le Hall du Soldat de Wilhelm Kreiss à Berlin ou le Temple des Héros à Munich de Paul Ludwig Troost, le prédecesseur de Speer), dans lesquels il intègre la palette, symbole de son activité artistique (il affiche son intérêt pour cette architecture, ce qui ne peut engendrer que de l’indignation auprès des spectateurs sceptiques et des critiques d’art)

-         beaucoup de paysages (souvent d’hiver) qui « fuient » (perspective) ou sont en transformation (d’où l’intérêt de Kiefer pour l’œuvre exposée à la force des éléments, au vent, à l’eau, au feu etc. ; il commence à « traiter » ses peintures de différentes façons – avec du sable, au chalumeau p.ex.) ; paysages avec texte   

 

Deuxième période (à peu près depuis son départ pour la France, en 1993)

-         toujours des paysages (il s’est d’ailleurs toujours défini comme peintre, avec la toile comme support de prédilection), parsemés de matériaux naturels, à l’aspect parfois « sale » (ensablés, « pourrissant », une source d’angoisse pour les galeristes !!!) : la matière, mélangée à des liants, lui sert de pigment

-         les livres de plomb (lors de la rénovation du toit de la cathédrale de Cologne, Kiefer a acheté une partie du plomb qui le couvrait ; celui-ci était devenu le symbole de l’achèvement de la nation allemande, puisque la cathédrale fut « terminée » en 1880, juste après la création du Reich –une inauguration en grande pompe en présence de l’Empereur Guillaume)

-         le motif du ciel étoilé (ou couvert de cendres) ainsi que la chute des étoiles (titre de l’exposition au Grand Palais en 2007)

-         les ruines monumentales (expo citée ci-dessus, la Monumenta) ; une sorte d’esthétique des vestiges (au sens positif : renouveau, changement, transformation, le tout mêlé aux souvenirs d’enfance, mais également les « ruines » au sens figuré) ; le béton

-         les « tableaux de runes » (l’alphabet des anciens peuples germaniques)

 

III « Die Kunst geht knapp nicht unter » (« L’art survivra à ses ruines »), A. Kiefer 2009

 

L’art de Kiefer est « un labyrinthe dont on a progressivement le sentiment que Kiefer y joue à la fois le rôle de Dédale, de Thésée et du Minotaure. »  Ces paroles de Daniel Arasse, éminent historien et critique d’art qui nous a quittés trop tôt, résume bien cet aspect « théâtral » de Kiefer dont les installations sont des mises en scènes, des scénographies. Le côté « codé » de son travail, un savant mélange entre mythologies « personnelles » et « universelles » nous confronte aux mystères d’un univers dont nous ne possédons pas toujours les clés…….

 

  1. la matière/les matériaux (« Materialbilder »)
  2. l’art et l’écriture
  3. ruines et brisures
  4. un art de la fugue

 

 

 

  1. Pour Kiefer, toute matière peut devenir matériau, tout est utilisable (=artiste comme artisan) – selon ses dires, la matière contient l’idée : bris de verre, terre cuite, sable, plomb, shellack, paille etc. et le spectateur se trouve « le nez dans la matière » (ce n’est d’ailleurs pas toujours d’un aspect « agréable »)

 

« Ich vergeheimnisse die Materie, indem ich sie entkleide » (« J’insuffle le mystère dans la matière, tout en la déshabillant. » Phrase étrange (le terme de « vergeheimnissen » est d’ailleurs emprunté au grand poète et théoricien du romantisme allemand, Novalis) qui semble, à première vue, paradoxale : je dévoile pour mieux cacher. Ses toiles représentant des paysages enneigés en sont un bon exemple : lorsque la neige couvre entièrement la surface, elle donne un relief particulier aux choses – lorsqu’elle fond, elle va en dévoiler une partie, et en cacher une autre ; au sens figuré, Kiefer dévoile une vérité pour en cacher une autre ou bien pour en montrer seulement une partie (lors de sa conférence au Phénix, Bernard Stiegler a trop brièvement évoqué le tableau de Van Gogh « Les souliers de paysan » que Martin Heidegger a brillamment repris dans son essai sur l’origine de l’œuvre d’art : les souliers cachent « la vérité de l’être », l’ »extra-ordinaire » que représente cette paire de chaussures avec, en toile de fond, la vie de celle qui les porte)

 

Mais citons Novalis, dans « Les Disciples à Saïs », des mots qui évoquent le côté « artiste romantique » de Kiefer : « Les hommes vont de multiples chemins. Celui qui les suit et qui les compare verra naître des figures qui semblent appartenir à une grande écriture chiffrée qu’il entrevoit partout : sur les ailes, la coquille des œufs, dans les nuages, dans la neige, dans les cristaux et dans la conformation des roches, sur les eaux qui se prennent en glace, au-dedans et en-dehors des montagnes. ». Novalis nous explique que la nature est un monde caché dont nous n’apercevons que les manifestations sensibles – il faut que l’homme arrive à percer ce mystère à travers ses sens intérieurs, son âme.     

Kiefer se sert énormément de la matière naturelle (plantes, feuilles, terre etc.) ; lors de l’exposition au Grand Palais, les visiteurs ont pu admirer 15 toiles géantes,  « squelettes » de fougères, de feuilles de palmier enduites de plâtre : une allusion au « Palmsonntag » (dimanche des Rameaux, lorsque le peuple agita des feuilles de palmiers pour accueillir Jésus à Jerusalem). Mais ce n’est qu’une piste dans la recherche de ce réseau de références qui caractérise l’œuvre de Kiefer. L’artiste s’est p.ex. penché sur l’imaginaire de Robert Fludd, mystique anglais et rose-crucien du dix-septième siècle, qui défendait l’idée que chaque plante, chaque structure organique, chaque rhizome correspondrait à une constellation (=à chaque fleur son étoile !)        

 

Un autre exemple de cette symbolique du monde végétal est l’utilisation de la paille –inflammable, desséchée, légère- dans ses œuvres, comme celle intitulée « Margarethe » (et dont il a créé, comme souvent, plusieurs « versions ». il s’agit là d’une sorte de réponse picturale à « La Fugue de la Mort », célèbre poème de Paul Celan, que tous les jeunes Allemands avaient l’habitude d’apprendre par cœur dans les années soixante (ce qui l’a, en partie, vidé de son sens). Ce poème évoque le génocide des juifs dans les camps de concentration, un des leitmotifs en est l’image des cheveux blonds de Margarethe, prénom féminin allemand (cf. le « Gretchen » dans le « Faust » de Goethe) et celle des cheveux de cendre de Sulamith (une princesse juive). En utilisant la paille, Kiefer visualise, de manière brutale, la langue de Celan, il la rend palpable : il faut se souvenir de la phrase d’Adorno qui disait qu’après Auschwitz, il n’était plus possible d’écrire de la poésie – Celan, juif lui-même, a pourtant continué, car il lui semblait nécessaire de trouver les mots pour évoquer l’horreur. A sa manière, Kiefer fait parler la matière (un peu comme Barthes dans ses « Mythologies »), et le spectateur, comme je le disais au début, est tiraillé entre le refus et l’attirance, puisque ce tableau semble très esthétique, il peut être considéré comme « beau » au sens premier du terme (encore faudrait-il définir le beau).

 

  1. Peut-on « lire » la peinture, parler d’une « écriture » d’Anselm Kiefer (au sens propre comme au sens figuré) ? Il ne faudra pas confondre les inscriptions sur ses tableaux avec des titres, elles font partie intégrante de l’œuvre. Ce sont des citations, des noms, des notions directement écrits sur la toile, parmi ses auteurs préférés figurent donc Paul Celan, Ingeborg Bachmann, Victor Hugo, des personnages des mythologies nordiques, Céline et tant d’autres.

 

Il s’agit là d’une vieille dispute, voire d’une jalousie entre poètes et peintres, depuis que Horace a forgé le « Ut pictura poesis » (« La poésie est comme la peinture »). L’âge classique a inversé cette idée, mais au début du vingtième siècle, l’avant-garde se dresse contre les contenus littéraires dans l’art, ce qui explique p.ex. une certaine critique envers le surréalisme (« Ce n’est pas de la peinture, mais de la littérature ! », cf. les toiles de Dali). Kiefer n’a jamais caché sa passion  pour l’écriture –il aurait voulu être écrivain- et nous pouvons nous demander s’il n’a pas gardé la nostalgie de ce désir, avec cette volonté « d’écrire » ses oeuvres. C’est un peu comme si l’autonomie sémantique de la toile n’était pas garantie……mais ce procédé peut provoquer une frustration chez les « non-initiés » !

L’approche de son travail reste donc une démarche hautement intellectuelle, elle suscite chez le spectateur l’envie de comprendre, de s’investir, de s’impliquer – à la manière dont il devient « acteur » dans les scénographies initialement évoquées.           

Qui dit écriture, dit livres, ces gigantesques livres de plomb, avec leur présence lourde, physique (souvenons-nous : la matière devient idée). Quelle en est la valeur métaphorique dans l’œuvre de Kiefer ?

S’agit-il de livres anciens, perdus, que personne ne lit, ne sait déchiffrer ? Et que signifient ces livres remplaçant les têtes de femmes (sous forme de tableau ou de sculpture), au titre évocateur « Femmes de l’antiquité » ou « Reines de France » ?

Ou bien sommes-nous face à des livres imperméables aux rayons X (puisque le plomb protège contre les radiations) ? La pile de livres fermés intitulée « Zweistromland » (« Mésopotamie », 1985-89) renvoie-t-il au berceau de l’écriture ? Le plomb sert-il à leur éviter d’être brûlés, à empêcher l’autodafé (cf. « Fahrenheit 451 », livre de Bradbury et film de Truffaut, faisant référence à la température à laquelle le papier s’enflamme et se consume) ? Kiefer fait-il allusion à la mélancolie saturnienne (l’ancien nom du plomb, pour les alchimistes, était « Saturne », le saturnisme étant une intoxication par ce métal) ou à la chape de plomb pesant sur l’histoire de l’Allemagne?

Que de questions jetées par l’artiste, que de jalons posés à travers une oeuvre immensément riche…..

 

  1. Dans un premier temps, les ruines ont certes un rapport au réel, mais pour l’artiste, elles sont aussi affaire du regard, une question de perspective, comme pour le maître incontesté de la peinture romantique allemande, C.D. Friedrich.         

 

Regardons par la fenêtre d’une maison, d’un espace protégé donc, vers le dehors – notre vision du monde ne peut se comparer à celle que nous aurons en regardant par une ouverture d’un mur isolé – c’est l’exemple que Kiefer aime à donner par rapport à l’Allemagne après les bombardements et le rapport des hommes et des femmes aux bâtiments détruits, et par conséquent complètement changés : vous ne « rentrez »  plus chez votre voisin, puisque les portes (et des cloisons entières) ont disparu….L’image de l’ouverture dans un mur deviendra par la suite récurrente chez l’artiste : ») « Ma pensée est verticale, et l’un des plans était le fascisme. Mais je vois toutes les couches. Dans mes tableaux, je raconte des histoires pour montrer ce qui est derrière l’histoire. Je fais un trou et je traverse. »

Dans ses œuvres, le mur isolé devient fragment (comme ces inscriptions sur les tableaux), qui donne lui-même sur les fragments de l’infini – si vous regardez ce même mur sous différents angles, vous en apercevrez  ce que Husserl (phénoménologie) appellera les « Abschattungen », des silhouettes, facettes, profils (les traductions diffèrent), le mur ne me sera donc jamais « donné » dans l’absolu, « (la chose) indique à l’avance un divers de perceptions dont les phases, en passant continuellement l’une dans l’autre, se fondent dans l’unité d’une perception » (Husserl).

Un autre aspect qui lie Kiefer à Friedrich est ce que Heinrich von Kleist

disait à propos des tableaux de ce dernier : s’il n’avait pas mis de cadre, il n’y aurait pas de premier plan – on le regarde « comme si l’on nous avait coupé les paupières ». Même impression chez Kiefer –qui rejette le cadre depuis ses débuts- l’infini –et parfois l’apocalypse- est à nos pieds, le seuil n’existe pas, on entre directement dans le vif du sujet.

Des ruines, il n’y a qu’un pas vers les brisures et la passion que Kiefer voue à la kabbale judaïque (les courants ésotériques, secrets liés à la tradition juive, mais par certains aspects également à la magie blanche et à l’alchimie). Pour ne donner qu’un exemple, il faut évoquer Isaac Louria, rabbin et kabbaliste du seizième siècle, et sa doctrine du « Chevirat Ha-Kelim » (un des tableaux connus de Kiefer, 9 mètres sur 5, mais il existe plusieurs versions), de la « brisure des vases » : lorsque Dieu a quitté le monde, les vases contenant la lumière divine, restée sur terre, se sont brisés, trop fragiles pour résister à la force de cette lumière ; les étincelles ont été emprisonnées dans les morceaux, le mal est entré dans le monde et les fragments ( !) de lumière attendent que les hommes « recollent » les morceaux pour enfin réunir cette lumière éclatée. Le motif reviendra régulièrement dans l’œuvre de Kiefer, mais le spectateur ne le reconnaîtra pas forcément…….

 

  1. L’œuvre de Kiefer, un art de la fugue ? Sous sa forme musicale la plus simple, la fugue est représentée par le canon, bâti sur le principe de l’imitation, des variations sur le même thème. Dans son élaboration plus « sophistiquée », comme chez Bach, nous avons l’impression que le compositeur va épuiser tout ce qu’il peut inventer sur le thème : « fugue » vient d’ailleurs du latin  « fugere » (=fuir), car nous avons l’impression que les notes ou les voix fuient les unes devant les autres…..

L’écrivain immense qu’était Thomas Bernhard a déjà essayé –avec succès- de faire la même chose en écriture – les éternelles variations sur le même thème, des structures de phrase construites comme une fugue, tournées et retournées –avec méthode!- dans tous les sens possibles, jusqu’à l’épuisement total de l’écriture et du thème (selon ses détracteurs, jusqu’à celui du lecteur également !)       

Je n’oserai appliquer –mais j’en ai très envie- cette « technique » à l’œuvre de Kiefer chez qui nous avons cette même impression : des thèmes vus, revus et corrigés par le maître, des leitmotifs repris, changés, variés à l’infini, dans une superposition, toujours renouvelée, des mêmes obsessions, comme dans la poésie de Paul Celan.

 

 

 

 

Pour terminer, nous pouvons dire que ce qui caractérise l’œuvre d’Anselm Kiefer, c’est qu’elle s’effondre, mais dans cet effondrement se cache une mémoire, une trace, telle ces étincelles après la « brisure des vases », celles que le spectateur-acteur doit reconstruire. On peut reprocher à Kiefer la surcharge, une surdétermination de l’œuvre, mais si l’art est appelé à provoquer un choc –physique- chez celui qui la regarde, il a réussi son pari, ne serait-ce que par la taille de ses œuvres qui ne laissent personne indifférent. Il ne faut pas avoir peur de cet art, ces œuvres ne sont pas abstraites, il faut les regarder, avec son histoire personnelle en tête, selon Kiefer, c’est notre regard qui termine l’œuvre.  Et si lui-même voit peut-être trop de choses à la fois, j’aimerais citer C.D. Friedrich afin de défendre ce « trop plein » qui risque d’agacer plus d’un parmi nous : « le peintre ne doit pas uniquement peindre ce qu’il voit devant lui. Mais s’il ne voit rien en lui-même, qu’il ne se mette pas à peindre ce qu’il voit devant lui ! »

Espérons que Kiefer continuera à peindre encore longtemps…..

En 2011, une grande exposition de l’œuvre d’Anselm Kiefer sera organisée à Jerusalem…..    

 

 

Bibliographie:

 

Daniel Arasse, Anselm Kiefer (la monographie!), Editions du Regard, Paris 2007

Andrea Lauterwein, Anselm Kiefer et la poésie de Paul Celan, Editions du Regard 2006

Christoph Ransmayr, Der Ungeborene, S. Fischer Verlag, Frankfurt a.M. 2008

Werner Spies, Der Ikonografische Imperativ der Deutschen, Berlin University Press 2009

Die Kunst geht knapp nicht unter, A. Kiefer im Gespräch mit Klaus Dermutz, Suhrkamp Verlag, Berlin 2010

Laszlo F. Földenyi, C.D. Friedrich - Die Nachtseite der Malerei, Matthes & Seitz, München 1993

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